Quelque chose de spécial, par John Eales
PAR La Légende Continue
Le 30 Janvier 2018
Mercredi 1er Novembre 1995, Barbarians 19 - 34 Nouvelle-Zélande
Quand j'ai répondu à l'appel téléphonique de Jean-Pierre Rives qui me demandait de rejoindre les Barbarians français, je n'imaginais pas, à cet instant, que l'expérience que j'allais vivre serait aussi enrichissante. Il s'est passé quelque chose de spécial, avant et après le match, quelque chose qui reste encore vivace aujourd'hui. Je sais maintenant que ce week-end tellement particulier est gravé en moi pour le restant de ma vie.
Dans notre esprit, l'équipe de France est depuis toujours enveloppée d'une certaine mystique. Jeune supporter des Wallabies, j'avais déjà un faible pour le jeu français. Son aura est un mélange de virilité exacerbée et d'inspiration libre, naturelle. Enfant, il me semblait que les hommes portaient le maillot bleu avec une force tellement grande qu'elle dépassait la fierté. Ils étaient d'une autre trempe que les internationaux que je connaissais. Toute leur énergie était tendue vers un seul but, gagner. Quand les Français jouent au rugby, ils ont le cœur dans leur manche. Pendant quatre-vingts minutes, leur passion et leur âme se jettent dans quelque chose qui est beaucoup plus qu'un jeu : l'expression et l'extension d'eux-mêmes. Pour les Français, le rugby est une forme d'art et ils en ont, plus qu'ailleurs, une approche très Barbarian. La perspective de jouer avec les Barbarians français a éveillé en moi une excitation autant qu'une saine curiosité.
C'était une belle opportunité de percevoir, de l'intérieur, cet esprit-là. J'ai senti que j'ouvrais aussi une grande fenêtre sur le rugby français. Non seulement tout ce que j'ai imaginé s'est réalisé mais en plus, cela dépassait mes espérances. Quand je suis arrivé en France, dès le premier jour j'ai senti que je faisais partie de la famille et j'ai réalisé de quoi il s'agissait. En fait, être Barbarian signifie prendre du plaisir, jouer, au sens premier du terme. C'était aussi faire le spectacle, donner du bonheur au public. Un match des Barbarians français est un tout : sur le terrain et en dehors, avant la rencontre ou dans les tribunes, ce rugby-là dégage un esprit particulier. Pas si particulier en fait, puisqu'il nous ramène à ce qui est l'essence même de ce jeu.
Nous avons joué contre des All-Blacks «remontés» et si le score final n'a pas été en notre faveur, je garde néanmoins le souvenir d'un grand frisson. C'était étrange de ne pas pouvoir comprendre toute la conversation avant le match, mais dans la mesure où je sais un peu ce qui se dit dans un vestiaire à ce moment-là, j'ai quand même pu apprécier la teneur du message. J'étais transporté par le public. D'expérience, je sais que les foules françaises sont extrêmement passionnées, ferventes quand elles soutiennent leur équipe. Pour une fois, j'étais du bon côté !
Je n'ai jamais coupé les ponts avec les Barbarians français. Je continue encore aujourd'hui à me sentir près d’eux. Rien de comparable cependant avec ce que j'ai vécu de la Coupe du Monde 1999. La semaine précédent la finale au Millennium de Cardiff, contre la France, j'ai reçu un grand nombre de fax de supporters, mais ceux qui m'ont le plus touché provenaient de mes amis Barbarians français. Jean-Pierre (Rives), Denis (Charvet), Serge (les deux) m'envoyaient leurs meilleurs vœux. Bien sûr, ils exprimaient leur envie de voir les Français l'emporter, mais en même temps ils souhaitaient bonne chance aux Australiens.
De tout temps, le rugby a été plus riche hors du jeu que sur la pelouse. C'est ce qui en fait un grand sport. À la fin de ma carrière, je ne me souviendrai guère des victoires ou des défaites, des triomphes ou des déceptions. Les livres sont faits pour garder les scores et les statistiques. Ils ont leur importance. Mais ce n'est pas pour le score sur un tableau d’affichage que l’on joue. Moi, ma carrière se construit à travers ce que je partage avec les autres, l'implication des hommes que je côtoie et les bons moments que nous passons ensemble.
Le rugby est fait d'amitié engendrée par une idée comme celle qu'ont eue les Barbarians. Ma carrière ne serait pas si complète sans les moments vécus avec les Barbarians français. Je remercie tous ceux qui sont intervenus pour me donner cette chance et je les encourage à continuer le grand travail qu'ils font pour promouvoir l'esprit du rugby.